La dé-stigmatisation des troubles dépressifs
et anxieux dans la communication visuelle.
Introduction
De nombreuses questions se posent encore aujourd’hui sur la manière de communiquer sur les troubles mentaux ou sur l’image que les médias renvoient de ces derniers au public. En plein cœur d’une crise sanitaire mondiale, la nécessité de répondre à ces questions se fait de plus en plus ressentir.
En effet, les « premières estimations mondiales de l’impact de la COVID-19 sur la santé mentale en 2020 suggèrent que 53 millions des cas supplémentaires de troubles dépressifs majeurs et 76 millions des cas de troubles anxieux étaient dus à la pandémie »1. Ces deux types de troubles psychiques sont courants et par conséquent plus largement traités dans les médias. Par ailleurs, ils peuvent toucher n’importe qui.
C’est à travers l’analyse d’un corpus de documents que cet article répondra à la problématique suivante : quel rôle la communication visuelle peut-elle jouer dans la dé-stigmatisation des troubles dépressifs et anxieux ?
1 – Présentation des termes.
La santé mentale est un « état de bien-être qui permet à chacun de réaliser son potentiel, de faire face aux difficultés normales de la vie, de travailler avec succès et de manière productive, et d’être en mesure d’apporter une contribution à la communauté »2.
Les troubles mentaux viennent perturber cette santé mentale. Ils s’étendent sur un très large spectre dont font partie les troubles dépressifs et les troubles anxieux.
Les troubles dépressifs se caractérisent par quelques symptômes principaux comme une tristesse intense et durable, une faible estime de soi ainsi qu’une perte d’intérêt envers des activités habituellement agréables pour la personne atteinte.
Quant aux troubles anxieux, ils représentent plusieurs formes de peur et d’anxiété anormales ou pathologiques. L’anxiété devient un trouble lorsque cette émotion est envahissante et qu’elle entraîne de manière permanente ou discontinue une souffrance significative à l’individu.
En 2020, les cas de troubles dépressifs majeurs et de troubles anxieux ont augmenté respectivement de 28% et 26% dans le monde3. Ces résultats mesurent l’impact de la Covid-19 sur la santé mentale et soulignent un réel besoin de communiquer sur ce sujet.
Communiquer sur les troubles dépressifs et anxieux implique de devoir les représenter. Ce terme signifie associer une image à un concept ou à un objet absent afin de le rendre sensible.
Une représentation stigmatisante entraîne la mise à l’écart d’une personne ou d’un groupe pour ses différences qui sont considérées comme contraires aux normes. Elle découle, en général, d’une désinformation, d’une crainte de l’inconnu et de l’existence de stéréotypes.
Au contraire, dé-stigmatiser un sujet consiste à déconstruire les préjugés qui l’entourent, à abandonner nos attitudes discriminatoires. Dans le cas des troubles mentaux, il s’agit d’adopter une nouvelle perspective par rapport à ces derniers, de réussir à les voir d’une autre façon.
La stigmatisation des troubles mentaux se manifeste dans la communication visuelle mais aussi dans bien d’autres domaines et ce depuis de nombreuses années. En effet, « la maladie mentale a une histoire qui est ancrée dans l’image visuelle »4.
D’abord considérés comme des fous dans l’Antiquité puis le Moyen-Âge, la perception des personnes atteintes de troubles psychiques évolue au fil de siècles mais demeure largement négative. Entre le 16e et 18e siècle, elles sont victimes d’emprisonnement, de chasses aux sorcières ou encore enfermées dans des “asiles de fous” où elles subissent des traitements barbares. La Salpêtrière, asile parisien du 18e au 20e siècle, est le décor de nombreux tableaux, dessins et photographies représentant ces patients “aliénés”.

Depuis le 20e siècle, cette vision se veut plus neutre et scientifique,
elle est néanmoins toujours imprégnée de stigmatisation. Des termes comme «le handicap psychique», «la souffrance psychique» ou encore «les malades mentaux» sont représentatifs de la perception qu’a le public des troubles psychiques.
Encore aujourd’hui, les personnes atteintes de troubles mentaux font régulièrement face à des attitudes discriminatoires. C’est le cas de Simone Biles, gymnaste américaine, qui a subi des critiques suite à son renoncement à participer à plusieurs épreuves des Jeux Olympiques de Tokyo en 2021. De nombreuses personnalités publiques ont dénigré, à travers les médias, son choix de prioriser sa santé mentale en qualifiant son acte d’immature, la présentant comme une honte national et une faible personne.
2 – La représentation des troubles dépressifs et anxieux dans la communication visuelle : analyse d’un corpus de documents.
Dans la communication visuelle de la dernière décennie, comment certains codes graphiques peuvent-ils refléter des connotations négatives et rappeler ainsi certains préjugés qui entourent les troubles mentaux ?
« Know Anxiety » (« Connaître l’anxiété ») est une campagne de BeyondBlue, une organisation australienne, conçue par Marmalade Melbourne en 2013. Destinée à sensibiliser aux troubles anxieux, elle présente un très gros plan d’un visage à l’expression neutre, et à l’éclairage sombre, qui se confond avec le fond noir. Un visuel mystérieux qui peut susciter la méfiance du public envers cette personne cachée dans l’ombre. Dans cette campagne, le choix des mots est particulièrement percutant et anxiogène : « des inquiétudes qui font boule de neige », « avalanche », « coeur qui s’emballe », « serrage »5… Ils font directement référence aux symptômes que peut expérimenter un individu atteint d’anxiété.

Une autre campagne, par Pablo London, emploie un même registre de codes graphiques : « We swear » (« Nous jurons ») de MQ, un organisme de bienfaisance britannique pour la recherche sur la maladie mentale, lancée en 2017. Elle s’adresse directement aux jeunes en difficultés face à leurs troubles dépressifs et anxieux. La campagne s’organise autour de portraits de célébrités dans des expressions figées de hurlement. Une certaine violence est transmise par cette action de jurer, d’insulter, de crier. Ces visages souffrants sont susceptibles de rappeler l’association qui est faite entre les troubles mentaux et la folie, l’instabilité. De plus, la dominance du noir et blanc fait sans doute référence à la tristesse, au désespoir.
Ce type de représentation se retrouve également sur les réseaux sociaux. Par exemple, dans un de ses tweets datant de 2018, l’organisation Mentally Aware Nigeria a posté une image sur laquelle on aperçoit le profil d’un homme qui semble hurler ou s’étouffer dans un sachet plastique. Cette représentation de souffrance ramène encore une fois les troubles anxieux à des préjugés d’instabilité et de violence. La couleur dominante étant le vert, elle nous rappelle aussi la maladie. De plus, le « e » dans le terme « anxiety » est à l’envers, un détail qui accentue l’idée d’instabilité transmise par cette image.

Ces codes graphiques proviennent directement de notre perception de la dépression et de l’anxiété. « La couverture médiatique […] associe fréquemment les personnes ayant des problèmes de santé mentale à la violence et à la criminalité ou les décrit comme des victimes sans espoir »6. Cependant, est-ce réellement le meilleur moyen de sensibiliser et communiquer sur les troubles mentaux ?
La stigmatisation cultive les préjugés préexistants. Elle est donc susceptible d’amener certaines personnes à traiter ou à juger négativement les individus qui vivent avec un trouble mental. Les possibles conséquences chez la personne atteinte sont nombreuses : baisse d’estime de soi, dévalorisation, aliénation, découragement à demander de l’aide, sentiments de honte… Les représentations discriminatoires affectent également le public indirectement concerné. Elles peuvent cultiver la peur, la gêne, la méfiance, l’association à la violence et entraîner bien d’autres effets négatifs.
Les troubles mentaux sont des concepts abstraits et complexes qu’il est difficile de représenter. Leur médiation dans l’univers médiatique, à la charge des communicants, est pourtant essentielle pour leur donner du sens. C’est pourquoi il est si important d’illustrer les troubles mentaux sans stigmatisation ou discrimination.
D’après le Docteur Jean-Victor Blanc, psychiatre et enseignant à la Sorbonne, les troubles mentaux sont aujourd’hui mieux détectés et plus tôt. Avec des cas à la hausse, de plus en plus de personnes sont concernées directement ou indirectement par les troubles mentaux.
Par ailleurs, les réseaux sociaux prennent de plus en plus part au sujet. Ces plateformes constituent l’outil idéal lorsqu’il s’agit de transmettre des messages d’acceptation et d’informer un très large public. Cependant, les réseaux sociaux ont parfois un effet contre-productif : surinformation (un afflux de nouveaux posts chaque jour) et désinformation (n’importe qui peut partager ses opinions, y compris des personnes non-qualifiées). Mais ils sont également une des sources productrice des troubles dépressifs et anxieux chez une partie de la population.
L’anxiété et la dépression peuvent-elles seulement être représentées de
cette façon ?
Plus récemment, de nouvelles campagnes créatives nous laissent croire à l’existence d’une diversité dans la représentation des troubles dépressifs et anxieux.
« We Listen » est une série d’affiches pour Samaritans, une organisation britannique, diffusées à travers le Royaume-Uni, dans des gares, hôpitaux et arrêts de bus. Réalisée en 2015 par MullenLowe London, elle présente chacune un message à double-sens.
La première lecture nous affirme que la personne se porte bien mais le message caché affirme le contraire et manifeste sa détresse. Une façon originale de pousser le public à mieux écouter son entourage, à tenter de déchiffrer les signes cachés. Ici, les tons chromatiques utilisées sont plutôt doux et se détachent du noir et blanc avec des roses, jaunes, verts, bleus pastels. De plus, l’agence a choisi de représenter une diversité de profils dans cette série, prouvant que la dépression peut toucher n’importe qui, à n’importe quel moment de la vie et pour diverses raisons. Le public peut ainsi se reconnaître dans ces personnes touchées.
L’humour semble être une approche de plus en plus explorée par les communicants pour évoquer les troubles mentaux. Notamment car il permet de montrer « que c’est un sujet comme un autre qui peut être abordé sous différents angles »7. C’est le cas de « L’homme le plus flippé du monde », une bande-dessinée francophone largement connue sur Instagram. Son auteur, Théo Grosjean, y met en scène son alter-ego visiblement très anxieux dans toutes sortes de situations du quotidien. Faisant preuve d’une grande autodérision, son public se reconnaît dans ses illustrations qui leur permettent de relativiser sur leurs propres angoisses. L’identité graphique de la bande-dessiné réunit trois couleurs : du blanc, du noir et un orange pastel qui vient apporter une touche de couleur.
3 – Le pouvoir de la communication visuelle pour modifier la vision que le public a des troubles dépressifs et anxieux.
Défiant les anciens codes graphiques de la représentation des troubles mentaux, ces exemples optent pour une approche différente. Néanmoins, il ne s’agit pas de tomber dans une représentation idéalisée des troubles dépressifs et anxieux et encore moins de romantiser la maladie mentale. Effectivement, cela aurait un impact tout aussi négatif que la stigmatisation sur les personnes concernées.
Le processus de dé-stigmatisation demande aux communicants de s’affranchir des idées préconçues et des préjugés, de voir au-delà de l’image ancrée dans l’imaginaire collectif. Pour cela, ils auront besoin de diversifier les codes graphiques utilisés dans la communication visuelle. Ce nouvel objectif a poussé des chercheurs à développer différents outils destinés à aider les designers qui font face à des sujets sensibles à la stigmatisation. C’est notamment le cas du Docteur Kristof Vaes, designer de produit, avec le Stigma-Free Design, un kit d’outils résultant de son projet d’étude à l’Université d’Anvers. Ce kit est composé de deux outils : le PAMS8 et le PIMS9. Le premier, un objet tétraèdre contenant plusieurs questions, permet de mettre en avant les points sensibles que le designer devra prendre en compte lors de la conception de son produit. Le second présente, sous la forme de cartes, des idées pour contourner la stigmatisation. Pour le moment orienté au design de produit, le Stigma-Free Design pourrait facilement s’appliquer à la communication visuelle.
« Avec l’influence qu’ils peuvent avoir sur l’opinion publique, [les médias] participent à la construction de ces représentations sociales »10. De par son influence, la communication visuelle détient elle aussi un réel rôle à jouer dans la dé-stigmatisation des troubles mentaux. Il est certain que le design graphique influe sur notre quotidien. Il impacte ce que nous remarquons, ce que nous comprenons et les actions que nous engageons. Pour cette raison, le designer a une responsabilité envers son public lorsqu’il traite des troubles mentaux : il se doit de transmettre une image représentative de la réalité.
Conclusion
Ce devoir de participer à la dé-stigmatisation ne s’applique pas uniquement aux troubles mentaux mais à bien d’autres sujets. Par exemple, la couleur de peau, l’identité sexuelle et le féminisme sont également des sujets sensibles à la stigmatisation et à la discrimination. Tout comme pour les troubles mentaux, leur processus de déstigmatisation demandera aux communicants de trouver un équilibre entre les différentes façons de les représenter Pour répondre aux besoins du public et combattre la discrimination, ils se devront d’être conscients de la sensibilité de leur sujet et de ne pas tomber dans une idéalisation du sujet ou, au contraire, transmettre à répétition des connotations négatives.
Bibliographie
1 / La déstigmatisation des troubles mentaux à travers le design graphique.
Sweet Rebecca, « How Graphic Design can Help Mental Illness », Medium, octobre 2016, en ligne [https://medium.com/@rebeccasweet/how-graphic-design-is-successful-in-challenging-illness-stigma-17dcdeb95e28]
2 / L’impact des médias sur la santé mentale.
Fourquet-Courbet Marie-Pierre et Courbet Didier, « Anxiété, dépression et addiction liées à la communication numérique », OpenEdition journals, en ligne [https://journals.openedition.org/rfsic/2910]
Rousselin Blandine, « Vivre les représentations médiatiques de son trouble mentale », Les cahiers du journalisme, en ligne [https://cahiersdujournalisme.org/V2N3/CaJ-2.3-R009.html]
3 / La représentation des troubles mentaux sur les réseaux sociaux.
Huot Alice, « Les troubles mentaux se banalisent sur les réseaux sociaux. Et c’est tant mieux. », L’ADN, 2019, en ligne [https://www.ladn.eu/nouveaux-usages/usages-et-style-de-vie/troubles-mentaux-banalisation-reseaux-sociaux/]
4 / Le rôle du design dans une crise sanitaire.
Roberts Lucienne, « What Role Does Design Play in a Public Health Crisis ? », Eye on Design, avril 2020, en ligne [https://eyeondesign.aiga.org/what-role-does-design-play-in-a-public-health-crisis/]
1 D’après une étude menée par des chercheurs des universités de Queensland en Australie et Washington aux Etats-Unis.
2 Définition de la santé mentale selon l’OMS (Organisation Mondiale de la Santé).
3 D’après une étude menée par des chercheurs des universités de Queensland en Australie et Washington aux Etats-Unis.
4 Traduction personnelle d’une citation du Dr. Sander Gilman, historien culturel et littéraire américain, datant de 1985 : « mental illness has a history that is rooted in the visual image ».
5 Traduction personnelle de « snowballing worries », « racing heart » et « tightening ».
6 Selon Anderson et al., chercheurs en médecine, cité dans « Vivre les représentations médiatiques de son trouble mental », article de Blandine Rousselin.
7 Selon le Dr. Jean-Victor Blanc, psychiatre et enseignant à la Sorbonne.
8 Products Appraisal Model for Stigma, traduction personnelle : Modèle d’Evaluation des Produits pour la Stigmatisation.
9 Products Intervention Model for Stigma, traduction personnelle : Modèle d’Intervention sur les Produits pour la Stigmatisation.
10 Selon le Dr. Charles Alezrah, psychiatre, cité dans « Vivre les représentations médiatiques de son trouble mental », article de Blandine Rousselin.